Un verre? [LIBRE]

Je sortais de l'opéra, mon bloc note à la main et le stylo à la bouche. Moyennement convaincue par ce que je venais de voir, j'étais perdue dans mes pensées, me demandant comment j'allais pouvoir démonter ce truc sans être trop méchante. Ça allait être compliqué. Je soupirai et continuant de déambuler dans le quartier, sans vraiment faire attention où j'allais.
Le soleil s'était couché quelques heures auparavant et tout étais calme maintenant que la foule de l'opéra s'était évanouie. Je m'étais bien amusée quand même. J'avais mis des vêtements que je trouvais classe, mais qui n'entraient certainement pas dans les goût des bourges insupportables qui étaient venus regarder et entendre cette horreur. En effet, mon pantalon de tissu noir et le tee-shirt gris caché sous ma chemise noire entrouverte n'étaient pas assez... sophistiqués pour eux. Bah !
Décidant que je m'étais assez trituré l'esprit pour cette soirée, je dirigeai mes pas vers le quartier de nuit. Quitte à faire une nuit blanche, autant que ce soit en m'amusant plutôt qu'en flippant dans mon lit avec des rêves bizarres. Je rajustai ma chemise sans y penser tandis que je marchais, attentive malgré moi aux regards que les gens me lançaient en me croisant sur le trottoir. En général, je les regardais droit dans les yeux jusqu'à ce qu'ils détournent le regard, ce qui prenait deux secondes. Mais aujourd'hui, j'étais fatiguée après plusieurs nuits blanches et j'avais juste envie d'un bon verre pour faire passer les braillements qui tiraillaient encore mes oreilles. Fichue réminiscence, fichu opéra fait avec les pieds.
J'entrai dans le premier bar que je vis, m'assit au comptoir et commandai un whisky glace. Je le sirotai ensuite en observant les clients autour de moi. Le bruit ambiant chassa la musique classique de ma tête, et les mouvements m'occupèrent l'esprit.

Il n'était pas rare que l'on croise Adrìas dans les bars, surtout les soirs de semaine, et surtout aux heures les plus noires. Il aimait boire ? Non. Ce n'étaient pas non plus les affaires douteuses qui pouvaient s'y préparer qui l'attiraient. Quant aux filles de la nuit ou autres "services" qu'on pouvait y trouver, il n'en avait que faire. En fait il traînait ça et là - il fallait être observateur pour remarquer que les endroits qu'il choisissait avaient tous, en réalité, un point commun.

A l'instant où la jeune blonde entra dans la pièce, Adrìas était souriant, il avait les yeux qui pétillaient, il était léger. J'ai dit qu'il n'aimait pas boire ? Quoi qu'il en soit il avait encore les idées claires, enfin suffisamment pour s'approcher, en titubant quand même un peu, du grand barbu qui s'apprêtait à accoster la jeune femme (lui, il avait bu).

"Wohoho", lâcha-t-il en ricanant, "je l'ai vue le premier, va t'en chercher un... euh, une autre ! Non, en fait ! Va t'en, tout court !". Très fier de son jeu de mot, il rit. Adrìas l'homme de la nuit n'avait rien à voir avec Adrìas. Il avait sacrément tendance à noyer ses problèmes dans l'alcool. Tandis que l'autre gars, ignorant notre pitre, s'approchait encore de la demoiselle, Adrìas fit un coude pour se retrouver devant lui. Il avait regagné son calme mais avait quand même du mal à tenir sur ses pattes. "Je suis sérieux" continua-t-il, d'une voix étonnamment grave et posée "Ne fais pas un pas de plus."

Malgré la fatigue et l'alcool, il avait su qu'il devait protéger cette femme - en fait il ne savait rien du tout. Le grand l'écarta simplement d'un bras, ne s'attendant pas à ce que le poing d'Adrìas vienne se fracasser (oui, c'est bien le poing qui se fracasse) sur sa mâchoire dans un craquement sourd.

Je remarquai un grand barbu qui s'approchait de moi, je le laissais venir en observant sa démarche mal assurée. Je me préparais à le rembarrer méchamment quand un autre débarqua et voulut l'empêcher de m'atteindre. J'ouvris la bouche pour l'envoyer balader aussi mais les mots restèrent coincés dans ma gorge.

Il avait les cheveux mauves, un violet pâle très joli... Mais que je n'avais jamais vu sur un homme, quel qu'il soit. C'était tellement bizarre que j'en perdis tout sens de la parole pendant deux bonnes minutes.

Deux minutes pendant lesquelles mes deux « prétendants » de la soirée en étaient venus aux mains. Enfin, le « mauve » avait essayé de mettre un poing à la figure de l'autre armoire à glace. Essayé, puisque j'eus l'impression que tout le bar avait entendu ses os craquer lors de l'impact.

Je bondis sur mes pieds et me précipitai vers lui, ignorant le barbu. Ce n'était pas dans ma nature d'aider les gens, encore moins les inconnus ivres (ou pas loin de l'être), mais lui, j'avais envie de l'aider. Je lui pris doucement la main et la tâta un peu, vérifiant s'il n'y avait rien de cassé, c'était bon, je le relâchai.

« Ça va ? C'était pas une bonne idée vous savez. »

L'autre barbu me parla mais je me tournai vers lui avec des yeux froids et une attitude aussi hautaine que possible.

« Dégage Bigfoot, va emmerder une autre donzelle. » lançai-je sèchement.

Pris au dépourvu et passablement ivre, il me regarda en clignant les yeux et voulut passer derrière moi pour renvoyer son poing dans la face du « mauve ». Je me décalai pour l'en empêcher, il grogna et me prit le bras. Je le fixai dans les yeux.

« Un geste de plus et je t'envoie mon genou. Fais gaffe à ce que tu fais, macaque. »

Après coup, je me dis parfois que mon franc parlé avait ses inconvénients. Mais l'autre avait essayé – dans une élan chevaleresque – de m'aider, sans que j'ai rien demandé, alors je n'allais pas le laisser se faire massacrer. Décidément, y'avait un truc qui clochait, d'habitude, je n'étais pas aussi attentive aux autres.

Adrìas n'avait que faire de son poing, il n'avait même pas mal - pour le moment. La seule chose qui l'importait était que cette jeune femme (ravissante n'est-il pas ?) ne soit pas importunée par l'individu, et si elle pouvait ne-pas-être-importunée à son bras, cela était encore mieux.

Lorsqu'il vit la main de l'homme fortement serrée autour du bras de la femme en question, il cru un instant qu'il allait perdre la raison - bien que celle-ci se soit très largement dissipée sous l'effet de l'alcool. N'écoutant que son courage, ou sa stupidité, il se présenta devant le poilu. Ses pieds ancrés dans le sol - enfin il s'efforçait à ce que cela soit le cas - il voulu prononcer d'une voix mal assurée :

"Lâches-là."

Seulement il n'obtint pas tout à fait l'effet attendu. Sa voix s'était voulue extrêmement profonde et froide. Personne en dehors de lui et de l'homme ne semblait l'avoir remarqué. L'ordre avait été percutant, inviolable. L'homme semblait avoir été réceptif au jeu d'Adrìas.

"Pars immédiatement." avait continué Adrìas de façon tout à fait naturelle. Ce que fit l'homme tantôt. L'événement semblait avoir réveillé notre cœur mauve, il se massa la main avec une grimace. Il avait la tête vide, que faisait-il déjà ?

Le « mauve » se mit entre le barbu et moi, aussi confortable que possible comme position vu que l'autre me tenait toujours le bras. Et lui intima de me lâcher. Et l'autre le fit. Abasourdie, je le regardais s'éloigner suite à l'injonction du « mauve ». Je frissonnai presque à entendre sa voix, elle avait changé du tout au tout. Je le fixai, surprise.

« Je vous dois au moins un verre après ça. » lui dis-je simplement, toujours un peu choquée de la successions d’événements.

Je retournai au bar et repris mon verre en faisant signe au barman d'en servir un au « mauve », ce qui ne devait pas être son vrai prénom à y bien réfléchir. Je lui tendis la main et lui sourit :

« Au fait, moi c'est Charity, et vous ? » demandai-je.

Un peu d'effort social ne me ferait pas de mal. Je me rendis d'ailleurs compte à ce moment que je cherchais quelqu'un à qui parler lorsque j'étais entrée ici. Même s'il était bien pompette, le « mauve » ferait l'affaire.

« Ça va votre main ? Vous n'y êtes pas allé avec le dos de la cuillère… Vous allez douiller demain, c'était pas bien malin, j me serais débrouillée, ce n'est pas la première fois vous savez. » remarquai-je aussi pour faire bonne mesure.

Adrìas, qui se frottait toujours la main, regarda la jeune femme d'un air perplexe. Oui vraiment, l'événement l'avait réveillé de la frénésie dans laquelle il était. En fait il n'avait pas trop bu, juste un peu, il avait surtout trop dansé et s'était laissé emporté par ses démons de minuit. Néanmoins il était conscient de ce qu'il s'était passé un peu auparavant. Étrange chose.

Il s'assit sur un tabouret haut, le dos courbe, répondant mécaniquement aux questions de Charity. Il se demanda ce qui l'avait prit de l'aider comme ça, elle n'était pas du tout son genre. Il ne l'écoutait qu'à moitié, tout en se posant des questions qui se voulaient houleuses et sans réponses.

"Ss'ors d'içi, tu auras les réponss'es à ces quess'tions bien ass'ez tôt. Ce n'est pas elle qui te les apportera, ss'ors." siffla une voix dans sa tête. Elle fit frissonner Adrìas, lui donna la chair de poule et lui fila une boule au ventre. Il n'avait pas peur de grand chose mais le simple ton de cette voix l'avait gelé. Il se leva précipitamment, renversant son tabouret, et sortit en courant sans un mot à la jeune femme. Il regagna sa chambre en sueur, non sans s'être trompé de chemin et ayant courut tout du long. Il passa, étonnamment, une nuit sans rêves ni cauchemars.