J'étais avec Olivier, un grand échalas à la voix nasillarde que j'avais déjà rencontré lors d'un précédents contrats depuis mon arrivée il y a de cela trois semaines. Il raconte les meilleures blagues que j'aie jamais entendues. Ce qui est drôle, chez lui, c'est cet manie qu'il a de lever le menton, lorsqu'il énonce la chute de son histoire : comme s'il prenait un air solennel pour prononcer un discours.
Cette fois, Olivier était beaucoup moins enjoué. Il me parlait de l'attentat de Londres, une ville qu'il affectionnait particulièrement depuis qu'il s'y était rendu pour la première fois il y a cinq ans. Du peu que j'avais pu comprendre de lui, c'était un pro-Europe confirmé qui se sentait personnellement impliqué chaque fois qu'un attentat se produisait dans le monde. Il suivait fébrilement les réseaux sociaux pour lire le plus de témoignages possibles. Je n'arrêtais pas de lui rappeler que c'était simplement se faire du mal, mais rien n'y faisait. " Je sais, mais c'est important... " Disait-il.
Alors on continuait de discuter de la sorte, en nous séparant régulièrement pour aller servir des visiteurs, puis en nous regroupant en cuisines chaque fois qu'il fallait recharger le plateau pour reprendre la conversation où elle en était, comme s'il n'y avait pas eu d'interruption. Vers dix heures et quart, Jeanne vint me voir pour me demander de me rendre dans la salle Objets d'Histoires. Maintenant que les visiteurs s'étaient dispersés, les employés devaient couvrir tout le musée et les autres semblaient suffisamment affairés comme ça. La salle étant exposée plein ouest, j'y allai de bonne grâce.
J'accédait donc enfin à la fraîcheur et resservis de nouveaux gobelets que je remplis en attendant les bouches assoiffées. Je vérifiais également que tout était bien en place, au cas où un vilain esprit aurait voulu dérober quoique ce soit. Après tout, l'intégralité des objets n'était pas sous verre. Seules les pièces provenant de prêts de prestigieuses collections ou de grands musées l'étaient. J'allais retourner en cuisine avec un plateau plein de gobelets vides lorsqu'un jeune homme me bloqua le chemin. Il fit tout d'abord mine de s'écarter puis, alors que j'allais repartir, pinça mon chemisier pour me retenir.
" Pardon, je t'aurais pas déjà vu quelque part ? "
Je m'arrêtai, le dévisageant pour essayer de me souvenir de lui. " Hum... Désolée, je ne crois pas. Je ne suis pas ici depuis très long...
- Ah mais si, c'était à la nocturne beach volley, je crois.
- Vous devez confondre avec quelqu'un d'autre, alors. Je n'y étais pas.
- Ah bon ? Alors ça doit être ailleurs... Nan, j'oublie pas un visage. Je crois bien que c'était le week-end dernier. "
N'étant pas sortie le week-end dernier, je savais que c'était impossible. Le jeune homme devait être plus vieux que moi de deux ou trois ans, il avait une stature athlétique, malgré son air juvénile. Sa main soutenait à présent mon avant-bras et, même s'il ne serrait pas du tout, je me sentais un peu mal à l'aise. Comme il était tout entier concentré sur ma personne, je fis mine d'avoir entendu quelqu'un m'interpeller, à l'entrée de la salle, un peu plus loin. Je serais retournée en cuisine et aurais demandé à Jeanne si elle pouvait me mettre en binôme avec Olivier, si j'en avais eu l'occasion.
" Ah, désolé monsieur, ma patronne ne veut pas que je traîne, vous savez comment c'est ? "
Je lui adressai un sourire courtois et commençai à partir, mais mon cœur se mit à battre plus vite lorsqu'en un pas leste, il se plaça face à moi, avec une sorte de rictus gêné sur le visage.
" Nan attends, je sais où je t'ai vue... T'étais à la soirée jazz au Tonnerre de Brest, le mois dernier, hein ?
- Non, je ne suis encore jamais allée dans ce bar, c'était peut-être ma sœur, j'en sais trop rien. Je suis vraiment désolé monsieur, mais je dois vraiment y aller sinon je vais me faire engueuler. "
Je repartis de nouveau, un peu nerveuse, mais le jeune homme me ré-emboîta le pas pour m'arrêter. Ses manières étaient souples et pas particulièrement hostiles, mais je n'aimais pas sa façon de s'imposer, je sentais comme une tension sous la peau.
" Oh attends. Désolé de t'embêter comme ça. Si ta patronne te fais trop chier, j'irai lui parler, t'en fais pas. Oui, t'as raison ; ça devait être ta sœur. C'est vrai qu'elle te resemble. Elle a dû me parler de toi. Je crois qu'elle m'avait passé son numéro, d'ailleurs, mais j'ai changé de portable du coup je l'ai plus. Tu pourrais pas me le passer ? T'as ton portable sur toi, là ? De toute façon, tu dois bien connaître son numéro, sinon au pire passe moi le tiens et je te rappelle plus tard pour lui demander le siens, tu vois ? "
Mais je ne l'écoutais plus vraiment. Je sentais comme une présence inhabituelle. Une sensation que je ne pouvais pas m'expliquer. Il fallait vraiment que je sorte d'ici.