-Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Alex se raidit.
Bon. De toute façon, c'était couru d'avance, avec Char....
-Me dis pas que ça a à voir avec ce dont tu m’as parlé tout à l’heure ? Ta ‘rencontre étrange’ ?
Oui, voilà, on y est. Ah... Je n'ai pas vraiment envie d'en parler... je ne vais jamais pouvoir lui expliquer ça. Elle ne comprendra pas. En même temps, je lui ai tendu la perche sans le vouloir ; c'est comme si l'endroit m'y avait poussé..... L'Arbre a probablement envie qu'on s'entende entre nous et qu'on n'aie pas de secrets l'une pour l'autre à ce sujet... N'importe quoi d'autre... n'importe quoi d'autre... j'aurais parlé à Charity de n'importe quoi d'autre sans trop rechigner. Même si j'avais par un quelconque miracle ou plaisanterie divine j'avais rencontré un garçon, elle aurait tant et si bien insisté – parce qu'elle l'aurait tout de suite remarqué, bien sûr – que j'aurais fini par tout lui raconter. Mais là... j'ai l'impression que c'est encore plus... personnel. Enfin... il va bien falloir finir par parler, elle va être invivable sinon.
Alex prit une grande inspiration, son air grave le plus convaincant ainsi qu'une position plus confortable, et parla :
-Bon. Je n'ai pas vraiment envie d'en parler en fait... Mais comme ça a un rapport direct avec ce qui nous occupe, je me sentirais mal de te cacher ça. D'autant que tu es mon amie, ça n'a rien à voir avec un quelconque manque de confiance en toi. Pour être franche, c'est que ça a quelque chose de terriblement.. personnel. Tu sais comment je suis dès qu'il s'agit d'entrer dans la vie privée de quelqu'un... Encore plus quand il s'agit de m'exprimer sur la mienne. Et puis je dois dire aussi que si je t'en parle malgré ça, c'est parce que si je n'en faisais rien tu deviendrais insupportable.
Elle sourit et tira la langue à Charity en signe de plaisanterie. Marcel, sur son épaule, avait l'air presque plus intéressé par la conversation que son amie. En revanche, les chiens s'ébattaient joyeusement dans l'herbe sans leur prêter attention.
-Alors, voilà... soupira-t-elle. Je ne sais pas trop par où commencer... Nous avons établi que si j'avais un lien avec genre d'Esprit Totem, ce serait celui des Abeilles. Des tas d'indices manquant cruellement de subtilité à ce propos me l'ont démontré. Pourquoi les abeilles ? ça ne doit pas avoir de rapport avec mon papi apiculteur, ça n'aurait aucun sens. C'est comme si tu étais un Cerf parce que c'était l'emblème de la maison de ta famille noble anglaise, ça serait franchement trop gros.
Alex marqua un temps d'arrêt.
-Par pitié, ne me dis pas que l'emblème de la maison de ta famille noble anglaise est un cerf, on n'a pas besoin de plus de conjectures foireuses.
Elle rit et enchaîna :
-Bref, pourquoi une abeille ? Je déteste le miel, j'ai horreur du motif des alvéoles, je n'aime pas les insectes, je les trouve infiniment utiles bien entendu mais pas vraiment super classes... Pourtant, depuis … je dirais un an environ, ou en tous cas bien six mois, depuis que je dors mal et surtout depuis que je dors mieux, je commence à changer. J'adore le parfum des fleurs, l'odeur me fait presque tourner la tête (tu n'imagine pas le supplice et le délice à la fois qu'a représenté ce printemps pour moi), alors qu'avant je n'en avais rien à faire. Je me mets à aimer le miel, je trouve un charme certain à l'agencement harmonieux et symétrique des alvéoles – c'est un motif parfait, tu te rends compte ? - je suis plus efficace que jamais dans mon travail... Je ne sais pas si tu imagines ! Je fais des to-do lists à tout bout de champ, et le pire c'est que je les complète tout le temps ! J'ai trois calendriers différents qui m'aident à gérer mon emploi du temps, mes sessions de travail et mes échéances ! Quand je n'y réfléchit pas trop, je me mets parfois à bosser non stop pendant des heures ! Et à la fin, je me rends compte que j'ai avancé mon travail pour les deux semaines à venir... Alors c'est génial, mais je me sens coupable à chaque fois que je me mets à jouer à un jeu vidéo et qu'il me reste le moindre truc à faire à côté, et ça n'arrange rien à ma fatigue...
Alexandra s'arrêta un instant dans sa véhémente tirade, perdue dans ses pensées. Elle avait quand même beaucoup changé, sans trop s'en rendre compte. Sans trop le maîtriser. Maîtrisait-on jamais un changement qui s'opérait en soi ? En général, c'était une réaction à l'environnement ou aux événements. C'était plus ou moins ce qui se passait, mis à part que l'évènement en question était encore pour une bonne part un mystère complet, qui venait tout juste de prendre le vague aspect d'un prétendu Esprit Abeille.
-Mais ça, poursuivit-elle, ce ne sont que des conséquences. Je change en fonction de ce que … je ne veux pas dire "ce que l'Esprit des Abeilles veut de moi" car ça serait lui prêter une véritable volonté et un véritable dessein pour moi, mais c'est plus ou moins ça que je veux dire. Je me mets à ressembler à une abeille. Comme toi tu changes sans doute aussi, je suppose, pour ressembler à ce qui pourrait correspondre à un cerf. J'espère juste qu'il ne va pas te pousser de cornes ! Personnellement, je ne dirais pas non à des ailes, mais des antennes ou un dard, ou pire, de la chitine, non merci. Qu'est-ce qui caractérise un cerf ? Sa majesté... son brame rauque... La violence envers les autres mâles... le chef de son troupeau... Bon, pour ta voix j'ai rien à dire à ce sujet, mais qui sait, à la saison des amours, tu vas peut être te mettre à chanter de manière incontrôlée !
Et Alex se mit à rire toute seule, en regardant d'un œil complice Marcel le perroquet, qui, s'il avait pu comprendre la plaisanterie, aurait sans doute ri aussi – il en aurait même rajouté. Mais bien entendu, Marcel n'était qu'un perroquet.
-A part ça, à toi de me dire si tu as été violente envers les mâles – quoique je ne suis pas sûre de vouloir savoir ça – et sinon, je reste sur mon idée de tout à l'heure dans le bar. Ton magnétisme naturel est plus puissant qu'avant, si j'en crois le nombre de regards qui te suivaient... Mais oui, je sais, tu ne veux pas en entendre parler. Bourrique, va. Et à part ça, on peut peut-être te considérer comme le chef de ta petite ménagerie, des monstres, là.
Alex s'arrêta un instant, l'air de réfléchir à une idée venue brusquement.
-Et c'est peut-être pour ça qu'il y a un cerf pour toi. En dehors de ton hypothèse sensée sur notre préoccupation commune de la nature, qui pourrait constituer pour ces Esprits – si on leur admet une volonté sentiente – un moyen de choisir un groupe d'êtres humains parmi tous les habitants de la planète, des caractéristiques plus personnelles pourraient déterminer le choix d'un humains précis pour correspondre à un Esprit animal – toujours dans l'hypothèse qu'il y a bien un choix logique, mais j'ai besoin de penser qu'il y a une logique à cela. Bon, ils n'auraient après choisi forcément les plus pertinents exemples de chaque catégorie, mais bon... les voies des Esprits sont impénétrables je suppose. Ou ils sont peut-être juste bigleux. Toi en chef de ta petite bandes à patte, ça aurait pu donner un Cerf comme chef de sa harde. Quand à moi... je te parlais avant de pas mal étoffer que je m'étais demandé pourquoi une abeille. Quelles ont été les causes qui ont donné ces conséquences ? J'étais déjà assez.. travailleuse et organisée, je dirais, mais avec quand même une large tendance à la procrastination et à la flemmardise. Je n'aurais pas pensé que ça soit assez pour être répartie parmi les abeilles. Et depuis que j'ai fait ma "rencontre particulière", j'ai surtout l'impression que c'est plus profond que ça, quelque chose que je ne peux pas encore nommer... comme le fait que lorsque tu es né dans une famille, tu feras toujours partie de cette même famille quels que soient tes choix de vie. Comme si j'avais ça d'inscrit en moi quelque part.
Alex eut un sourire un peu gêné.
-Je sais qu'au final je ne t'ai même pas encore répondu, et promis je n'essaie pas de changer de sujet, mais tu veux bien me dire ce que tu penses de tout ça pour l'instant ? Un fois qu'on aura bien discuté des causes et des conséquences, promis, je te raconte ma rencontre.
Mais au moment où elle disait cela, une étrange brise se leva et parcourut la clairière. Dans un souffle, les feuilles de l'Arbre frémirent toutes et toute l'herbe se coucha sur son passage.
Alex suspendit sa respiration un instant. Qu'est-ce que … ?
-Char... murmura-t-elle.
Son cœur battait si fort qu'elle n'entendait plus que lui. Elle aimait en général l'odeur du vent, sa caresse, son bruit. Mais là... ce vent était tout entier d'une odeur qu'elle ne connaissait pas et reconnaîtrait entre mille.
C'était ce qui faisait battre son cœur.
Parce qu'elle savait qu'il y a quelques mois, en venant ici et en étant bercée de ce vent, elle aurait senti l'odeur des vieux livres et des vénérables bibliothèques, des ouvrage qu'on a si passionnément aimé et relu que les pages se sont parcheminées et qui ont une majesté de vieil ami.
Cette senteur là n'évoquait plus la même passion chez elle. Elle était devenue secondaire. Parce que ce qu'elle sentait là, l'or des fleurs que l'on transforme en miel, en gelée, en maison d'alvéoles, l'odeur de la ruche, l'appelait sans conteste vers sa véritable appartenance.
Même sans l'avoir jamais connue, elle la connaissait, cette fragrance délicate et capiteuse, puissante et légère, sucrée et chaude à fois. Rien n'aurait pu surpasser pour elle cet or olfactif.
Alex se tourna vivement vers Charity et parla directement dans son esprit sans même se poser la question. Il est des choses qui s'expriment mieux par impressions que par mots.
Charity … tu le sens toi aussi n'est-ce pas ?! Tu la sens ?! C'est la Ruche ! Ils sont là ! Ils m'attendent ! Ma ruche est là, je dois aller les retrouver...
Tout ce qu'elle lui avait transmis télépathiquement baignait dans l'odeur dorée de son cœur, et des images éclairée de lumière dorée de Yahto, Léo et surtout la rayonnante Abella défilaient, dans un enthousiasme débordant d'un amour incompréhensiblement fort.
Elle sauta sur ses pieds, regardant tout autour d'elle pour trouver quelle direction à suivre. Si le vent portait cette odeur, c'était que là d'où il venait était la Ruche.