Papa rentre de sa ronde qui a duré toute la journée, il enlève ses bottes, les pose à leur place près de la porte. Ma mère lit dans le salon. Moi, j’attends qu’il ait fini d’enlever son manteau pour lui tendre une feuille. Il hausse un sourcil et la prend, la lit. Un sourire illumine son visage et il me prend dans ses bras. Il sent bon la terre, l’humus et l’air pur. Il sent lui.
J’ai eu mes examens de fin de lycée. C’est assez inespéré, je n’ai jamais été très bonne à l’école. Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant. La logique voudrait que je reste chez mes parents et trouve un travail ou que j’aille faire mes études supérieures en ville. Mais je ne suis pas attirée par des études supérieures, et j’ai déjà cherché du travail ici, il n’y en a pas pour moi. Je pourrais aider mon père à protéger les forêts. Mais je ne suis pas sûre que ce soit bon pour l’équilibre de notre famille.
Je prends la décision de partir en ville. Quelque chose m’y attire. La ville la plus proche est à l’ouest, elle est vaste, gorgée de vie et de passions. J’espère m’y sentir à l’aise.
Trouver un appartement est un calvaire. M’y installer encore plus. Y vivre est un enfer. Mon travail est désagréable, ridicule. Usant. Je ne me sens pas à ma place. L’odeur des pots d’échappement et du bitume m’irrite les narines. Je sais que je suis en train de me perdre. Mes parents s’inquiètent pour moi. Ils me disent que je suis plus pâle que jamais. Ils doutent sur ma santé. Je m’efforce de leur sourire. Je sais que cette vie n’est pas pour moi. Mais je ne sais pas où je dois aller, ce que je dois faire pour trouver ma place. Je me sens vide. Je ne suis plus qu’une coquille, un robot qui agit par automatisme. Je me lève, je nettoie mon minuscule appartement – que j’appelle « la boite à souris » -, je mange une pomme, je bois un café corsé et je vais au boulot, ensuite je rentre, je mange, je dors et rebelote. Je me sens mal. Je n’aime pas la ville. Je n’aime pas ces néons lumineux qui me semblaient si attirants, je n’aime pas ces gens mornes et ces sourires méprisants, je n’aime pas ces pas qui claquent sur le trottoir dans un rythme militaire. On m’enlève mon individualité ici, on m’enlève ma personnalité. Je ne suis plus qu’un fantôme.
Mais on m’appelle. Je le sens au fond de moi, je rêve. Ce sont les meilleures nuits que je passe depuis longtemps. Je retourne en forêt. Je croise un cerf, un hibou et une belette. Je souris et cours, pieds nus, avec ces animaux magnifiques. Je me sens chez moi. Je ris, pour la première fois depuis ce qui me parait des siècles. Je suis en joie, je me sens à ma place. Et je me réveille. Un cauchemar. Mes rêves sont ma vie. Ma réalité est mon cauchemar. Et au fil de ces rêves, un appel. De plus en plus fort, il me hante, hante mes nuits, mes jours, chacune de mes pensées. Et je finis par craquer, le jour où mon patron vient me voir avec un sourire désagréable, qu’il me caresse les cheveux. Et que malgré moi, je ne dis rien. Le lendemain, je ne vais pas au travail. J’entame les démarches pour quitter mon appartement. Je vivote en attendant, économisant mon énergie, préparant mes bagages – légers – ne gardant que l’essentiel, je revends la plupart de mes meubles. Ceux que j’ai fabriqué avec mon père, je les revends encore plus chers, parce que ça me fait mal de m’en séparer. Et puis vient la lettre qui me dit que je peux quitter mon logement dans la semaine. Le soulagement. Un collègue adorable s’est occupé de réceptionner mon dernier bulletin de salaire, désolé pour moi, il a fait une cagnotte avec les autres pour que je puisse survivre. Je le remercie avec un sourire sincère. Il repart. J’empoche mon argent et met le papier dans le colis que j’ai préparé pour mes parents. Tout mes papiers importants qu’ils garderont, je le sais. Je le leur envoie, avec une longue lettre où je leur explique que je pars à l’aventure, que je ne sais pas quand je pourrais les recontacter. Mais que je les aime très fort.
Je quitte cet appartement affreux, le cœur léger. Je prends pour la dernière fois le bus. Mon sac de randonné est rempli, mais il ne me parait pas lourd. En réalité, je suis heureuse. Enjouée.
Je descends au dernier arrêt. Je file vers un haras que j’avais repéré ces derniers jours. Mon esprit chante. Je sais qu’il m’attend. Même si je ne sais pas ce qui m’attend. Le petit monsieur est très gentil. Quand je lui explique ce que je souhaite, il est surpris mais amusé. Il me guide vers les boxs, me montre les cheveux qu’il pense me convenir pour ce que je souhaite faire. Je pars au bon moment à son avis, le début du printemps, il y aura de quoi manger dans les champs et facile de trouver de la nourriture pour moi. Je lui souris. Un cheval bai au regard franc me regarde, je sens que c’est lui. Je lui tends la main. Il la renifle et baisse la tête. Je le désigne au monsieur. Il sourit un peu moins. C’est un très bon cheval, il hésite à s’en séparer. Il pourrait lui servir pour les saillies. Je lui donne un prix, rongeant un peu mes économies. Il écarquille les yeux. Accepte. Je souris. Il me donne les licous et la selle qui vont avec l’animal. Je veux refuser mais il me dit que c’est compté dans le prix. Je le remercie, et je pars, le cheval me suivant sans rechigner. Il semble aussi heureux que moi de partir à l’aventure.
Je passe à la banque, je retire de l’argent liquide, au cas où. L’une des seules choses que je garde est ma carte. Mes parents géreront le reste de mon argent, je n’ai pas d’inquiétude. Je hais être ainsi dépendante de l’argent.
Et je pars. Je renomme le cheval Stanislas, son précédent nom – Carmin – ne lui faisait pas honneur, il lui enlevait la possibilité de démontrer son intelligence et son individualité à mon avis. Ce nom semble lui convenir. Sinon, j’aurais cherché longtemps.
Les quelques mois qui suivent sont durs, mais plein de bonnes choses. Je me sens revivre. Je sens ma force revenir. Mon corps ne me parait plus étranger, il se renforce, se muscle et ma peau se pare de couleurs. Mes tâches de rousseurs ressortent, Stan se muscle, sa crinière pousse, il devient plus beau, plus doux, plus sauvage mais un lien fort nous unis. Je me sens à ma place. Mais ce n’est pas encore la fin du voyage.
Je me dirige vers un lieu, j’ignore où, mon cœur et mes rêves me guident. J’avance à l’aveugle, perchée sur le dos de Stan. Lentement, sans se presser, mais sereinement. Il me fait confiance, et je lui fais confiance. C’est un baume pour mon cœur. J’en oublie peu à peu l’horreur de la ville. La beauté envahit mes yeux. J’apprends à vivre au jour le jour, et je m’en sens mieux.
La nature s’embellit sous le soleil d’été. Les feuilles sont vertes et belles, brillantes, les animaux chantent autour de nous plus encore que dans ma jeunesse, dans la forêt où j’ai grandi. Je sens que c’est parce que je suis plus semblable à eux qu’aux autres hommes désormais. Mes vêtements sont usés. Je ne m’arrête que dans des petites fermes pour demander des légumes et du blé pour Stan. Mon argent ne s’épuise pas vite, je ne mange pas beaucoup, et mieux qu’avant.
A part quelques bohémiens un peu collants, je n’ai pas vraiment eu de problèmes durant mon voyage. A part mon problème de langue, je sais à peine parler anglais, et j’ignore l’allemand, le français, le roumain et la plupart des langues des pays que j’ai traversé.
Enfin, j’arrive en France. J’évite la grande ville, Paris, comme la peste, je passe par le nord et je continue ma route. Je sens que je ne suis pas loin du bout de mon voyage. Et tant mieux, l’hiver approche, je sens le froid qui se glisse dans mes vêtements, je me sens toujours aussi bien, mais je devine qu’il me faut un abri pour cette saison. Elle a beau me paraître moins ardente que chez moi, c’est une saison dangereuse.
La mer m’apparait dans toute sa splendeur. Je sens ma respiration se couper. Je l’avais déjà vu, mais combien cette vision m’impressionnait à chaque fois. Je n’aimais pas particulièrement me baigner. Mais je pouvais passer des heures à observer cette eau vivante.
Je sens une présence derrière moi, Stan l’a senti avant moi. Il se retourne d’un coup, manquant de me faire tomber. Un homme se tient là. Simple, souriant, attentif, presque diaphane. Je fronce les sourcils, je m’interroge. Mais je me sens en sa présence comme dans mes rêves. A ma place.
J’appris beaucoup auprès de lui, c’était une personne évaporée, douce et gentille. Digne de l’élément qui était le sien : l’air. Je réappris vraiment à rire avec lui. C’était un grand-père, toujours attaché à la vie normale. Il avait été surpris de ma réaction en sa présence. Je ne suis pas surprise par ce qu’il me raconte, je sais qu’il a raison, je ne vois pas pourquoi je résisterais. Mon esprit m’avait guidée pendant des mois, sans lui, j’avais donc déjà découvert des choses. Et Stan m’avait déjà adressé quelques mots. Il en avait été heureux.
Moi aussi. J’appris vite. L’hiver finit, je quittai sa maison où j’avais logé et je lui demandais des outils. J’avais déjà fait le tour de la forêt et j’avais repéré les arbres qui pourraient me servir, en fin de vie mais suffisamment vaillants pour résister. Je les abas avec respect et je les travaille avec savoir-faire – j’en remerciai intérieurement mon père. D’autres éveillés viennent me donner un coup de main. Je les remerciai. Il n’y a pas que mon clan. Quelques faucons et même deux saumons viennent m’aider. Mélusine était parmi eux. Nous sommes devenues amies.
Ma cabane est finie, j’invite tout le monde dedans, un feu ronfle dans l’âtre, le premier. Nous mangeons peu, discutons beaucoup. Je sais que c’est fini. Que je suis à l’endroit où sera ma place jusqu’à la fin. Je suis heureuse.
Je le suis toujours.
Et encore.
Et encore.
Je suis désormais du feu mais les animaux m’aiment toujours. Je me sens de plus en plus moi-même.
Je suis cheffe du feu. Je me sens lourde de responsabilité. Mais heureuse d’être celle qui peut désormais pleinement aider les nouveaux éveillés, quels qu’ils soient.
Ma vie est belle.
Ça fait presque quinze ans que je n’ai plus vu mes parents.
C’est la seule chose qui me manque.
C’est pour cela que je leur ai envoyé une lettre. J’espère qu’ils y répondront.
« Natÿre ! Natÿre ! »
Un cri venant du ciel. Je lève les yeux vers les corbeaux. Ils se massent en nuée autour de moi, criant des mots sans sens. Je pince les lèvres.
« Stop ! »
Ils se sont tous posés. Le silence.
« Quoi ? » demandé-je.
L’un s’avance vers moi.
« Ceux de la photo que tu nous a montré sont venus ! »
Je sens mon cœur battre. Ils auraient dû me répondre, pas venir directement ! Je ne sais pas ce que je dois faire. Dois-je attendre ? Je sens mon ventre se nouer.
« Comment ils sont ? »
Ils ne semblent pas comprendre.
« Sont-ils plus vieux, plus usés que sur la photo ? »
« Ouii ! Mais ils ont des gestes lestes pour des humains âgés. » répondent les corbeaux d’une même voix.
Je soupire. Je ne peux pas les inviter ici. C’est trop dépouillé. Je suis perdue. Je prends une longue et lente respiration.
« Menez-moi à eux. » dis-je.
Je ne suis plus une enfant. Et je ne suis plus en fuite. Je ne sais même pas pourquoi j’ai pris autant de temps pour leur donner signe de vie.
Je marche vite, je cours presque, le feu alimente ma force, mes veines se gonflent de chaleur, je me sens brûlante et douce, dangereusement triste et légère. Je ne sais pas. Mais je comprends. Les corbeaux s’éparpillent. Je me fige. Ils sont là. Ils sortent de la mairie. Leur vision me fait oublier la ville qui m’entoure, son horreur et ses odeurs, ses bruits immondes et ses passants anonymes. Ils semblent désappointés.
Je m’approche d’eux. Ils ne me voient toujours pas. J’hésite. Je me lance.
« Bonjour ! »
Ils se retournent, étonnés, surpris.
Soudain décomposés.
Je sais que je n’ai pas beaucoup vieilli physiquement. Mais je sais aussi que l’âge se marque en moi différemment, dans mes yeux, dans les quelques plis qui les ornent, dans mon regard.
Eux, sont plus blancs, plus maigres, mais toujours aussi dynamiques physiquement. Leurs yeux sont tristes, encore plus anciens, profonds.
J’ai parlé en français. Ils n’ont pas dû comprendre, je viens de réaliser. Je souris de ma bêtise.
« Bonjour. » dis-je dans notre langue natale.
Leurs yeux s’écarquillent.
« Odessa ? » lance ma mère, sa voix prête à se brisé. Mon père semble n’avoir aucuns mots.
Je me sens horrible. Je n’ai pas été digne d’eux. Ma mission est puissante et importante, mais la famille aussi, c’est essentiel. Mon maitre me l’avait bien montré. Et je n’avais pas vu ces années passer, mais ce n’est pas une excuse.
J’hoche la tête.
Elle se jette dans mes bras.
Je sais qu’ils ont remarqué ma tenue, mes pieds nus, les feuilles dans mes cheveux, mon feu intérieur. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. J’irai cueillir quelques tomates cerises puis nous nous installerons autour de ma table. J’espère que ma cabane leur plaira.
J’ai eu mes examens de fin de lycée. C’est assez inespéré, je n’ai jamais été très bonne à l’école. Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant. La logique voudrait que je reste chez mes parents et trouve un travail ou que j’aille faire mes études supérieures en ville. Mais je ne suis pas attirée par des études supérieures, et j’ai déjà cherché du travail ici, il n’y en a pas pour moi. Je pourrais aider mon père à protéger les forêts. Mais je ne suis pas sûre que ce soit bon pour l’équilibre de notre famille.
Je prends la décision de partir en ville. Quelque chose m’y attire. La ville la plus proche est à l’ouest, elle est vaste, gorgée de vie et de passions. J’espère m’y sentir à l’aise.
Trouver un appartement est un calvaire. M’y installer encore plus. Y vivre est un enfer. Mon travail est désagréable, ridicule. Usant. Je ne me sens pas à ma place. L’odeur des pots d’échappement et du bitume m’irrite les narines. Je sais que je suis en train de me perdre. Mes parents s’inquiètent pour moi. Ils me disent que je suis plus pâle que jamais. Ils doutent sur ma santé. Je m’efforce de leur sourire. Je sais que cette vie n’est pas pour moi. Mais je ne sais pas où je dois aller, ce que je dois faire pour trouver ma place. Je me sens vide. Je ne suis plus qu’une coquille, un robot qui agit par automatisme. Je me lève, je nettoie mon minuscule appartement – que j’appelle « la boite à souris » -, je mange une pomme, je bois un café corsé et je vais au boulot, ensuite je rentre, je mange, je dors et rebelote. Je me sens mal. Je n’aime pas la ville. Je n’aime pas ces néons lumineux qui me semblaient si attirants, je n’aime pas ces gens mornes et ces sourires méprisants, je n’aime pas ces pas qui claquent sur le trottoir dans un rythme militaire. On m’enlève mon individualité ici, on m’enlève ma personnalité. Je ne suis plus qu’un fantôme.
Mais on m’appelle. Je le sens au fond de moi, je rêve. Ce sont les meilleures nuits que je passe depuis longtemps. Je retourne en forêt. Je croise un cerf, un hibou et une belette. Je souris et cours, pieds nus, avec ces animaux magnifiques. Je me sens chez moi. Je ris, pour la première fois depuis ce qui me parait des siècles. Je suis en joie, je me sens à ma place. Et je me réveille. Un cauchemar. Mes rêves sont ma vie. Ma réalité est mon cauchemar. Et au fil de ces rêves, un appel. De plus en plus fort, il me hante, hante mes nuits, mes jours, chacune de mes pensées. Et je finis par craquer, le jour où mon patron vient me voir avec un sourire désagréable, qu’il me caresse les cheveux. Et que malgré moi, je ne dis rien. Le lendemain, je ne vais pas au travail. J’entame les démarches pour quitter mon appartement. Je vivote en attendant, économisant mon énergie, préparant mes bagages – légers – ne gardant que l’essentiel, je revends la plupart de mes meubles. Ceux que j’ai fabriqué avec mon père, je les revends encore plus chers, parce que ça me fait mal de m’en séparer. Et puis vient la lettre qui me dit que je peux quitter mon logement dans la semaine. Le soulagement. Un collègue adorable s’est occupé de réceptionner mon dernier bulletin de salaire, désolé pour moi, il a fait une cagnotte avec les autres pour que je puisse survivre. Je le remercie avec un sourire sincère. Il repart. J’empoche mon argent et met le papier dans le colis que j’ai préparé pour mes parents. Tout mes papiers importants qu’ils garderont, je le sais. Je le leur envoie, avec une longue lettre où je leur explique que je pars à l’aventure, que je ne sais pas quand je pourrais les recontacter. Mais que je les aime très fort.
Je quitte cet appartement affreux, le cœur léger. Je prends pour la dernière fois le bus. Mon sac de randonné est rempli, mais il ne me parait pas lourd. En réalité, je suis heureuse. Enjouée.
Je descends au dernier arrêt. Je file vers un haras que j’avais repéré ces derniers jours. Mon esprit chante. Je sais qu’il m’attend. Même si je ne sais pas ce qui m’attend. Le petit monsieur est très gentil. Quand je lui explique ce que je souhaite, il est surpris mais amusé. Il me guide vers les boxs, me montre les cheveux qu’il pense me convenir pour ce que je souhaite faire. Je pars au bon moment à son avis, le début du printemps, il y aura de quoi manger dans les champs et facile de trouver de la nourriture pour moi. Je lui souris. Un cheval bai au regard franc me regarde, je sens que c’est lui. Je lui tends la main. Il la renifle et baisse la tête. Je le désigne au monsieur. Il sourit un peu moins. C’est un très bon cheval, il hésite à s’en séparer. Il pourrait lui servir pour les saillies. Je lui donne un prix, rongeant un peu mes économies. Il écarquille les yeux. Accepte. Je souris. Il me donne les licous et la selle qui vont avec l’animal. Je veux refuser mais il me dit que c’est compté dans le prix. Je le remercie, et je pars, le cheval me suivant sans rechigner. Il semble aussi heureux que moi de partir à l’aventure.
Je passe à la banque, je retire de l’argent liquide, au cas où. L’une des seules choses que je garde est ma carte. Mes parents géreront le reste de mon argent, je n’ai pas d’inquiétude. Je hais être ainsi dépendante de l’argent.
Et je pars. Je renomme le cheval Stanislas, son précédent nom – Carmin – ne lui faisait pas honneur, il lui enlevait la possibilité de démontrer son intelligence et son individualité à mon avis. Ce nom semble lui convenir. Sinon, j’aurais cherché longtemps.
Les quelques mois qui suivent sont durs, mais plein de bonnes choses. Je me sens revivre. Je sens ma force revenir. Mon corps ne me parait plus étranger, il se renforce, se muscle et ma peau se pare de couleurs. Mes tâches de rousseurs ressortent, Stan se muscle, sa crinière pousse, il devient plus beau, plus doux, plus sauvage mais un lien fort nous unis. Je me sens à ma place. Mais ce n’est pas encore la fin du voyage.
Je me dirige vers un lieu, j’ignore où, mon cœur et mes rêves me guident. J’avance à l’aveugle, perchée sur le dos de Stan. Lentement, sans se presser, mais sereinement. Il me fait confiance, et je lui fais confiance. C’est un baume pour mon cœur. J’en oublie peu à peu l’horreur de la ville. La beauté envahit mes yeux. J’apprends à vivre au jour le jour, et je m’en sens mieux.
La nature s’embellit sous le soleil d’été. Les feuilles sont vertes et belles, brillantes, les animaux chantent autour de nous plus encore que dans ma jeunesse, dans la forêt où j’ai grandi. Je sens que c’est parce que je suis plus semblable à eux qu’aux autres hommes désormais. Mes vêtements sont usés. Je ne m’arrête que dans des petites fermes pour demander des légumes et du blé pour Stan. Mon argent ne s’épuise pas vite, je ne mange pas beaucoup, et mieux qu’avant.
A part quelques bohémiens un peu collants, je n’ai pas vraiment eu de problèmes durant mon voyage. A part mon problème de langue, je sais à peine parler anglais, et j’ignore l’allemand, le français, le roumain et la plupart des langues des pays que j’ai traversé.
Enfin, j’arrive en France. J’évite la grande ville, Paris, comme la peste, je passe par le nord et je continue ma route. Je sens que je ne suis pas loin du bout de mon voyage. Et tant mieux, l’hiver approche, je sens le froid qui se glisse dans mes vêtements, je me sens toujours aussi bien, mais je devine qu’il me faut un abri pour cette saison. Elle a beau me paraître moins ardente que chez moi, c’est une saison dangereuse.
La mer m’apparait dans toute sa splendeur. Je sens ma respiration se couper. Je l’avais déjà vu, mais combien cette vision m’impressionnait à chaque fois. Je n’aimais pas particulièrement me baigner. Mais je pouvais passer des heures à observer cette eau vivante.
Je sens une présence derrière moi, Stan l’a senti avant moi. Il se retourne d’un coup, manquant de me faire tomber. Un homme se tient là. Simple, souriant, attentif, presque diaphane. Je fronce les sourcils, je m’interroge. Mais je me sens en sa présence comme dans mes rêves. A ma place.
J’appris beaucoup auprès de lui, c’était une personne évaporée, douce et gentille. Digne de l’élément qui était le sien : l’air. Je réappris vraiment à rire avec lui. C’était un grand-père, toujours attaché à la vie normale. Il avait été surpris de ma réaction en sa présence. Je ne suis pas surprise par ce qu’il me raconte, je sais qu’il a raison, je ne vois pas pourquoi je résisterais. Mon esprit m’avait guidée pendant des mois, sans lui, j’avais donc déjà découvert des choses. Et Stan m’avait déjà adressé quelques mots. Il en avait été heureux.
Moi aussi. J’appris vite. L’hiver finit, je quittai sa maison où j’avais logé et je lui demandais des outils. J’avais déjà fait le tour de la forêt et j’avais repéré les arbres qui pourraient me servir, en fin de vie mais suffisamment vaillants pour résister. Je les abas avec respect et je les travaille avec savoir-faire – j’en remerciai intérieurement mon père. D’autres éveillés viennent me donner un coup de main. Je les remerciai. Il n’y a pas que mon clan. Quelques faucons et même deux saumons viennent m’aider. Mélusine était parmi eux. Nous sommes devenues amies.
Ma cabane est finie, j’invite tout le monde dedans, un feu ronfle dans l’âtre, le premier. Nous mangeons peu, discutons beaucoup. Je sais que c’est fini. Que je suis à l’endroit où sera ma place jusqu’à la fin. Je suis heureuse.
Je le suis toujours.
Et encore.
Et encore.
Je suis désormais du feu mais les animaux m’aiment toujours. Je me sens de plus en plus moi-même.
Je suis cheffe du feu. Je me sens lourde de responsabilité. Mais heureuse d’être celle qui peut désormais pleinement aider les nouveaux éveillés, quels qu’ils soient.
Ma vie est belle.
Ça fait presque quinze ans que je n’ai plus vu mes parents.
C’est la seule chose qui me manque.
C’est pour cela que je leur ai envoyé une lettre. J’espère qu’ils y répondront.
« Natÿre ! Natÿre ! »
Un cri venant du ciel. Je lève les yeux vers les corbeaux. Ils se massent en nuée autour de moi, criant des mots sans sens. Je pince les lèvres.
« Stop ! »
Ils se sont tous posés. Le silence.
« Quoi ? » demandé-je.
L’un s’avance vers moi.
« Ceux de la photo que tu nous a montré sont venus ! »
Je sens mon cœur battre. Ils auraient dû me répondre, pas venir directement ! Je ne sais pas ce que je dois faire. Dois-je attendre ? Je sens mon ventre se nouer.
« Comment ils sont ? »
Ils ne semblent pas comprendre.
« Sont-ils plus vieux, plus usés que sur la photo ? »
« Ouii ! Mais ils ont des gestes lestes pour des humains âgés. » répondent les corbeaux d’une même voix.
Je soupire. Je ne peux pas les inviter ici. C’est trop dépouillé. Je suis perdue. Je prends une longue et lente respiration.
« Menez-moi à eux. » dis-je.
Je ne suis plus une enfant. Et je ne suis plus en fuite. Je ne sais même pas pourquoi j’ai pris autant de temps pour leur donner signe de vie.
Je marche vite, je cours presque, le feu alimente ma force, mes veines se gonflent de chaleur, je me sens brûlante et douce, dangereusement triste et légère. Je ne sais pas. Mais je comprends. Les corbeaux s’éparpillent. Je me fige. Ils sont là. Ils sortent de la mairie. Leur vision me fait oublier la ville qui m’entoure, son horreur et ses odeurs, ses bruits immondes et ses passants anonymes. Ils semblent désappointés.
Je m’approche d’eux. Ils ne me voient toujours pas. J’hésite. Je me lance.
« Bonjour ! »
Ils se retournent, étonnés, surpris.
Soudain décomposés.
Je sais que je n’ai pas beaucoup vieilli physiquement. Mais je sais aussi que l’âge se marque en moi différemment, dans mes yeux, dans les quelques plis qui les ornent, dans mon regard.
Eux, sont plus blancs, plus maigres, mais toujours aussi dynamiques physiquement. Leurs yeux sont tristes, encore plus anciens, profonds.
J’ai parlé en français. Ils n’ont pas dû comprendre, je viens de réaliser. Je souris de ma bêtise.
« Bonjour. » dis-je dans notre langue natale.
Leurs yeux s’écarquillent.
« Odessa ? » lance ma mère, sa voix prête à se brisé. Mon père semble n’avoir aucuns mots.
Je me sens horrible. Je n’ai pas été digne d’eux. Ma mission est puissante et importante, mais la famille aussi, c’est essentiel. Mon maitre me l’avait bien montré. Et je n’avais pas vu ces années passer, mais ce n’est pas une excuse.
J’hoche la tête.
Elle se jette dans mes bras.
Je sais qu’ils ont remarqué ma tenue, mes pieds nus, les feuilles dans mes cheveux, mon feu intérieur. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. J’irai cueillir quelques tomates cerises puis nous nous installerons autour de ma table. J’espère que ma cabane leur plaira.